Souvenir des temps maudits
Cela se passait fin juin ou tout à fait au début du mois de juillet 1944. Le débarquement des troupes alliées en Normandie avait fait flamber l’espoir d’une fin prochaine de l’occupation nazie. Notre Compagnie prit naissance avec la célérité d’une poussée de champignons. Elle fut un conglomérat de jeunes gens des classes 1942 et 1943 réfractaires au Service du Travail Obligatoire (STO). Ayant mené une existence souterraine au cours de laquelle ils avaient résisté comme ils avaient pu en utilisant des moyens légaux ou illégaux, ils respiraient maintenant l’air de la liberté enfin régénéré après quatre ans de confinement dans l’espace concentrationnaire instauré par Vichy.
Beaucoup d’entre nous, issus de cantons voisins, se connaissaient déjà, ce qui rendait à peu près inutile le pseudonyme que nous avions adopté, censé protéger notre véritable identité en cas de capture. Après quelques errances – Camps-Reygades en Basse-Corrèze, l’Herbeil de Laval, Le Jardin – nous prîmes possession des lieux qui nous furent assignés. Ce fut donc la commune de Sarran notre point de chute situé dans une zone attribuée au Corps Franc Libération de Tulle, formation Armée Secrète (AS).
Le poste de commandement de la compagnie s’installe au château de Bity, propriété d’un anglais qui avait sans doute disparu dans la clandestinité. C’est le capitaine Chassaing, alias Mandou, qui assurera désormais la responsabilité des futures opérations. Les sections furent réparties sur le territoire de la commune. Un contingent d’une quarantaine d’hommes prit possession d’une immense grange au bout du village du Monteil, halte provisoire en attendant d’investir les bois proches. Cette bâtisse imposante, vieille de plusieurs siècles, construite en granite, existe toujours avec sa vaste porte et son plancher grossièrement posé sur de robustes poutres en chêne. Il y avait là un tapis de foin peu épais provenant de la récolte précédente mais dont l’odeur des premières coupes traînait encore, mélangée à celle de fermentations végétales récentes, renforcées par des émanations animales en provenance de l’étable. Nos narines de fils de paysans retrouvaient là des senteurs familières. Ce tapis de foin malgré sa faible épaisseur fut le bienvenu car nécessaire au comblement des inégalités du sol et permettre, avec une couverture, de trouver un confort relatif.
Les consignes de prudence concernant l’utilisation de briquets ou d’allumettes étaient draconiennes d’autant plus que la couverture était en paille. Ce problème important certes était pour nous secondaire dans nos pensées obsédées par les aléas d’une rencontre avec l’ennemi. Que de points d’interrogation lorsque l’intimité avec les armes et leur utilisation dans le combat faisait défaut ! Fusils mitrailleurs, fusils mitraillettes étaient posés à côté de nous, chargeurs et balles non engagés afin d’éviter de meurtrières fusillades dues à des imprudents et à l’inexpérimentation. Que dire aussi des terribles grenades quadrillées dites défensives dans le langage militaire ? Un dégoupillage inopiné et c’était la catastrophe ! Oscillant entre présence rassurante et danger, ces pensées allaient faire place à un sommeil un peu troublé mais certainement réparateur. Une garde avait été immédiatement montée à l’entrée du village avec mots de passe et consignes diverses.
Nous étions donc en état d’alerte jour et nuit. Je n’ose imaginer aujourd’hui ce qui serait arrivé aux habitants du village si par malheur une formation nazie avait envahi les lieux. La première maison à droite en arrivant avait été réquisitionnée pour y installer un poste de commande et une petite cuisine. Cette maison rajeunie existe toujours. J’ai eu l’occasion, récemment de revoir ce petit coin de campagne chargé de souvenirs d’angoisse et d’espoir. Les transformations de la société ont modifié son aspect, les petites exploitations ayant laissé la place à de plus grandes. Les maisons ont pris un regain de jeunesse et certaines reçoivent maintenant des hôtes dont l’âge exclut leur présence en 1944.
Le lendemain de notre arrivée, nous nous sommes géographiquement situés en ces lieux inconnus. Le puy de Sarran, montagne chauve envahie de bruyère, de buissons et végétation épineuse, coiffé de son immense croix, présentait sa masse compacte que nous allions escalader lors de nos exercices d’entraînement dans des combats simulés. Ce repaire obligé, bien visible en cas de coup dur, permettait de retrouver le bercail sans hésitation. Les armes jusque là muettes allaient cracher leurs rafales contre des chênes multiséculaires qui bordaient les prés. Ils étaient des cibles idéales car leur épaisseur était une garantie contre les ricochets toujours possibles sur les roches fort abondantes en cet endroit. Ces exercices de tir étaient couplés avec des marches dont le terminus était le sommet du puy. En fonçant dans la bruyère épaisse, truffée de végétation épineuse, ce n’est pas sans quelques égratignures que nous retrouvions la grange.
Très rapidement, nous fûmes appelés à construire dans un bois proche du village des abris sommaires en planches. Il fallait libérer les lieux pour faire place à la récolte qui approchait. En fait, il s’agissait de confectionner sommairement des toits à deux pans reposant sur des structures en bois plantées dans le sol. Les planches de sapin se chevauchant assez grossièrement laissaient passer un peu de pluie malgré la protection assurée par les feuillus. Ces derniers permettaient une dissimulation presque parfaite contre les incursions aériennes des Heinkel 111 à la recherche de groupements de maquisards. Des consignes sévères avaient été données pour éviter les repérages aériens et les bombardements qui s’en seraient suivis. Nous entrions presque doublés dans ces résidences temporaires, l’allée centrale étant bordée de chaque côté par des emplacements réservés au couchage. Un matelas de mousse servait d’amortisseur entre le sol et nous, les couvertures personnelles faisant le reste. C’est ainsi que deux, peut-être trois de ces installations furent édifiées en peu de temps pour nous héberger. Une cuisine volante, installée à proximité et camouflée par les arbres, nous fournissait une nourriture rustique insuffisamment abondante. La vie était rythmée par les exigences de la situation. Il n’était pas question de prendre une quelconque liberté de déplacement.
L’essentiel des conversations, après avoir étudié le maniement du fusil mitrailleur, de la mitraillette Sten, leur montage et remontage les yeux fermés pour vérifier les automatismes nécessaires par nuit profonde, portait sur les interrogations concernant l’implantation, la puissance de feu et la férocité qu’accompagnaient la présence des troupes nazies. Les exactions et les massacres de Tulle et d’Oradour étaient là pour nous indiquer que si l’ennemi était affaibli il n’en était pas moins redoutable dans les soubresauts de la défaite. Nous n’allions pas tarder à nous apercevoir que l’enthousiasme et la fougue étaient largement insuffisants pour gagner les combats lorsqu’en face l’ennemi était aguerri et bien armé.
L’embuscade que nous avions tendue à Chauffour sur la route de Saint-Yrieix à Egletons en fut l’illustration. Fort heureusement, c’est presque miraculeusement que nous échappé à ce qui aurait pu être une hécatombe. Quelques jours plus tard, la bataille d’Egletons devait confirmer une fois de plus que, jusqu’au bout, il fallait compter avec un ennemi pugnace et expérimenté.
Si le danger quotidien mettait en éveil toutes les ressources de notre être, les progrès des troupes alliées américaines, russes et françaises nous étaient un encouragement permanent. Depuis l’assassinat, le 20 juin, à Argentat de notre camarade Jouquot, nous savions que la mansuétude à notre égard n’existait pas et que seul le rapport de forces pourrait infléchir en notre faveur les chances de survie si nous étions pris. Considérés par les nazis comme des « bandes » ou des « terroristes », la convention de Genève ne nous était pas appliquée. La circulaire du SS Général Lammerding du 5 juin à Montauban insiste lourdement sur ce point. La division Das Reich qu’il commandait devait déporter en Allemagne 5000 jeunes raflés dans la région de Cahors, Brive, Tulle avant le 15 juin. L’exemple de ce maquisard avec qui j’avais partagé à Camps la même tente était en permanence présent à l’esprit. Blessé sans avoir fait usage de son fusil ainsi d’ailleurs que ceux qui l’accompagnaient afin d’éviter les représailles sur la population civile, il avait été sauvagement exécuté, la tête écrasée à coups de bottes ou de crosses de fusil. Dans ces conditions, il était impossible de ne pas ruminer des idées de vengeance associées à la peur inhérente au comportement barbare de l’occupant. En pareil cas, c’est vers la famille, inestimable soutien affectif, que l’on cherche une issue pour échapper à une situation mentalement invivable.
S’il est possible plus de 60 ans après ces évènements de revivre ces moments aussi intensément angoissants, pain quotidien de ceux qui avaient mis leur vie dans le plateau de la balance, cela indique que l’empreinte laissée en nous est indélébile. Survivre ou disparaître, tel a été le dilemme qui nous fut proposé. Toute une civilisation vieille de plusieurs siècles a failli sombrer sous les coups de boutoirs de la bestialité nazie, programmée et appliquée systématiquement grâce aux lâchetés quotidiennes de politiciens, d’affairistes. Notre honneur, notre raison d’être ont été de faire échouer in extremis, dans la mesure de nos petits moyens, ce qui allait être un génocide planétaire. Ces lieux qui virent une activité guerrière les envahir ont depuis longtemps retrouvé le calme et la sérénité de leur destination première. Ils sont voués, comme beaucoup de nos communes, à n’être plus que des territoires où la vie se maintien grâce à la ténacité d’une population qui fut, aux moments tragiques de notre histoire, un soutien actif dans la défense de notre existence. Qu’elle soit remerciée de ce courage.
Pougeol de Chanac Daniel Espinat - Corps Franc Libération de TulleLe 10 mai 2010 Compagnie du Capitaine MandouSection du Lieutenant Pierre (Bassan)